Pause déjeuner, bon appétit [LIBRE]

Lacrymal acrilyque
Je sais que j'écris mal
Mais j'imagine très bien l'ombre de nos cils
Flotter tranquillement sous l'arc-en-ciel de nos dents

Je ne sais pas conduire, pas même un cerf-volant

Enfin, la pause déjeuner. N’étant pas une fan de nourriture, Xaero Hollow avait longtemps sous-estimé ses bienfaits. Même maintenant, le fait d’absorber des quantités de sandwichs aux colorants chimiques emballés à la chaîne dans un paquet de céllophane ne la réjouissait pas le moins du monde. Cependant, ce serait l’occasion d’être un peu seule, car elle était déjà lassée de la compagnie des autres hommes, et des scientifiques, et des influents qui se dressent de leur hauteur, au coude à coude avec les dirigeants, les pieds dans la sciure, et de toute cette hypocrisie vénale aux poignées de mains hargneuses et aux sourires surglacés... Elle, n’avait que sa parure d’incompris, il lui faudrait s’en contenter. Et encore, on n’était qu’au milieu de la journée…

Après ses interminables génuflexions, elle partit, solitaire, en quête d’un endroit où déjeuner. N’ayant pas vraiment de destination préférée, elle se rendit à l’hôtel où une chambre lui était actuellement réservée. Elle espérait y rester jusqu’à la fin de la semaine, tout au plus; ensuite, si le Ciel le voudrait, une nouvelle mission lui serait confiée, la protection d’un autre de ces ministres ou dirigeants, et elle pourrait changer un peu d’endroit. Xaero aimait l’éphémère. Rien qu’à l’hôtel, tout le monde était mouvant, tout le monde était de passage. Ils avaient tous l’impression d’être immuables et importants mais rien n’était éternel…elle l’avait appris à ses dépends.

Quelques minutes de marche plus tard, elle pénétrait dans le hall aux larges baies vitrées, stagnant d’une fraîcheur douce et bienvenue. Elle se dirigea vers le comptoir du bar et commanda rapidement un sandwich, une bouteille d’eau minérale et une pomme d’un vert trop rutilant pour être honnête; après quoi elle se rendit à une table solitaire, un peu à l’écart du passage et près d’une fenêtre ouverte apportant des senteurs de romarin. Des regards se retournèrent dans son sillage, la fixant un instant. Physiquement, elle était l’archétype de la femme qui ne souhaitait pas s’éterniser en ces lieux. Sa lisse cascade de cheveux ébènes tombait sur le galbe d’un décolleté en partie masquée par sa légère veste en cuir entrouverte. Lentement, mais sans s’éterniser non plus, elle mangea son frugal repas, but son eau de moitié et laissa son regard dériver sur le jardin diapré de l’hôtel.

Dehors, les sycomores étiraient leur palmes malachites sur un fond de ciel vaste, un peu pâle, et infiniment vide et indifférent. Le hall résonnait dans son dos d’un chuchotement continu et léger, comme un bruit de foule en marche, tandis que Xaero savourait son premier plaisir de la journée, peut-être le plus grand, celui de s’éveiller tout à fait en compagnie d’une Marlboro et de la merveilleuse odeur du café express. Sa bouche aux lèves pâles, comme l'ourlet d'un coquillage fragile, était relevée par la tige mince de sa cigarette à la menthe, dévoilant le feston opalin de ses dents nacrées. La fumée montait en lentes circonvolutions dans la lumière chaude de l’après-midi, dessinant sur ses paupières des traits d’ombre dorée. Enfin, quelques minutes plus tard, la jeune femme écrasa sans pitié son mégot dans le concave du cendrier amarante et, faisant voltiger légèrement ses mèches fuligineuses quand elle se leva, s’éloigna d’un pas nonchalant, le bruit de ses bottes cloutées résonnant avec insistance sur le sol tavelé.

Jake venait de sortir de son appartement. Ayant lâché ses ordinateurs à contre cœur, il était descendu en vitesse, en enfilant simplement sa veste de costume, sans vraiment resserré sa cravate. Mauvaise idée, la température n’était pas très élevée pour cette période de l’année, même plutôt polaire. Il décida d’aller squatter un Starbucks’, histoire de se shooter au café pour la journée. Jake essaya de flamber une bonne vieille Gauloise, luttant contre le vent qui éteignait la flamme de son zippo à chaque tentative. Il renonça à lutter contre les méfaits de dames nature, et accéléra la cadence, en traversant la rue, se jetant en kamikaze entre les voitures. Jake poussa la porte du Starbucks’ au College Green et se précipita au comptoir, en saluant un serveur qui plaçait des croissants et des brioches dans les cales. Le jeune homme alla s’assoir sur une table en fond de salle avec un shaker remplie de café en main et, il sortit un Time magazine, jetant un œil au sommaire. Les potos du gouvernement, toujours aussi pourris, faisaient encore parlaient d’eux. Les politico se suçaient entre eux pour savoir qui allait goaler à l’autre la place de padré… de toute façon, ils ne savent faire que ça. Un pote au lycée disait toujours que la politique, c’est que de la branlette. Bha, il a raison avec le temps.

Jake dégoupilla son shaker et commença à le boire en essayant de trouver une rubrique ne parlant pas de scandale politique ou financier. Il renonça et lança le bouquin sur un coin de la table. Le jeune homme regrettait de ne pas s’être mis près d’une fenêtre, une odeur de cleps’ mouillé empesté dans la pièce, pourtant, il n’y avait aucun clébard à l’horizon. A moins que cela n’eut été l’odeur des cafés à répétitions que la pièce encaissée. Jake s’affala dans son siège, et sombra dans le vide de ses pensées, promenant son regard, le pote de ses pensées, tout aussi blasé. A ce moment là, la seul phrase résumant son était d’esprit fut : Dormir. C’est vrai que le sommeil commençait à le pendre par les couilles, le con, il l’avait pas été foutu de le trouver depuis trois semaines, rendez-vous comptes, vingt et un jour d’éveil ou cinq cent quatre heures ou encore trente mille deux cent quarante minutes à ce dire et à ce répéter : Putain, t’es où ?!... Finalement, il en a ras le cul de tout ça. Jake va bientôt faire poto avec les bibilles de somnifères.

Une vieille chanson passait à la radio du Starbucks’, Field of Athenry. L’Irish sortit de son hypnose totalement psychédélique, puis reconnus ce morceau. Etant gosse, il la chantait et la jouait à la guitare avec sa grande sœur, cela lui évoquait de bon moment, mais aussi le souvenir de sa sœur. Dans ce moment de blues, Laura lui aurait dit de ne pas chialer, en lui frottant le sommet du crâne. Alors il essaya de revenir à lui, et distingua une jeune femme qui fumait une cigarette, près de la fenêtre. Elle avait l’air tout aussi plongée dans ses pensées que Jake. Physiquement, la fille était vraiment pas mal, même très mignonne. Le cuir noir de son blouson lui allait fort bien, se mêlant à l’ébène de ses cheveux, ainsi qu’à la pureté de ses yeux. Jake la regardait discrètement, il ne se lassait pas de la présence de la jeune femme, il hésitait à l’aborder, sans vraiment pouvoir lâcher son regard, mais malheureusement, celle-ci écrasa sa cigarette, et s’en alla. Jake n’hésita pas et se leva tranquillement, sans pour autant perdre la fille. Elle avait déjà fais un bout de chemin, et était déjà entrain de descendre dans un bouche de métro, il la suivit en rentrant dans une rame pour Dublin-est après avoir pris son ticket. Jake l’interpela le plus simplement du monde :

- Bonjour, je vous ai vu toute à l’heure au Starbucks’… Vous n’avez pas l’air du genre à accepter l’invitation d’un type que vous ne connaissez pas, mais bon, ça vous direz d’aller prendre un verre au temple-bar ? Je vais être franc avec vous, vous me donnez envie de vous connaître, allez savoir pourquoi, moi-même je ne sais pas.

L’air glacial de la rue s’engouffra dans les cheveux de Xaero quand elle sortit du bar, délaissant sa température moelleuse qui l’attirait pernicieusement dans des affres fallacieuses pour le froid distant et terne de la rue. Sur le seuil, elle s’arrêta un instant le temps de remettre son paquet de Marlboro dans son petit sac à main, noir lui aussi, comme le reste de ses vêtements, tandis qu’une voiture passait à proximité en manquant de peu de l’éclabousser de bouillasse. Puis elle s’élança d’un pas silencieux sous l’éther virginal empreint d’une indifférence glacée. Les mains dans les poches de sa veste en cuir luisant, elle erra quelques minutes d’une démarche prosaïque dans les rues anthracites, laissant son regard ourlé d’un trait de khôl fuligineux se promener sur les bâtisses environnantes qui semblaient sclérosées comme dans l’attente d’un jour meilleur. Et pourtant…Et pourtant, même si la jeune femme n’avait constaté aucune différence dans son quotidien avant et après, on disait que la vie était plus saine, que la planète respirait de nouveau, qu’on avait trouvé une nouvelle source d’énergie inépuisable, gardée secrète aux yeux de tous, là-bas, dans les salles immaculées du Siège gouvernemental…

Un instant, Xaero s’en voulu de participer à ce qui pouvait être une hécatombe orchestrée en cachette, mais secoua bientôt la tête pour chasser ces pensées et marqua d’un pas plus vif contre le vent qui s’engouffrait dans son col. Qu’en avait-elle à faire, au fond ? Rien, en tout cas rien qui vaille la peine d’en parler. En jetant un rapide coup d’œil à sa montre, elle soupira; il lui restait encore une bonne quarantaine de minutes avant de devoir regagner ses obligations et elle ne savait pas vraiment quoi faire pour occuper son temps. Cela lui arrivait souvent, d’ailleurs, puisqu’elle ne prenait guère le temps de manger qu’un frugal repas; des plats trop copieux l’auraient gênée dans l’exercice de sa fonction de garde du corps. La jeune femme regarda alentour et remarqua de façon tout à fait fortuite un homme derrière elle, qu’elle avait déjà aperçu à sa sortie du Starbucks’. Allons bon, la suivait-il ? Haussant mentalement les épaules car guère impressionnée, Xaero s’engouffra dans une bouche de métro, descendant trois par trois les marches glissantes de pisse vengeresse qui lui exhalait ses haleines putrides à la face. Bientôt, les murs étroits du souterrain envahi du bruit continu de la foule l’enveloppa, à l’instar de la nitescence ambrée des néons; un peu éblouit, elle posa sur son nez aquilin une paire de raybans noires.

Xaero acheta un ticket en monta dans la rame bringuebalante qui vomissait par intermittence un flot de voyageurs vidés, pas encore remis d’hier et déjà fatigués d’aujourd’hui. Elle ne s’était pas encore assise quand une voix l’interpella, la faisant sursauter. Ses joues se teintant d’une délicate couleur rosée, la jeune femme se retourna pour découvrir près d’elle l’homme qu’elle avait déjà aperçut dans la rue. Il semblait avoir à peu près le même âge qu’elle, malgré sa haute taille; les lueurs de l’éclairage artificiel se reflétaient dans ses prunelles havanes, dont les teintes rappelaient celles de sa courte chevelure d’un châtain profond. Beau gosse…la jeune femme écouta attentivement son interlocuteur, plutôt surprise par ses paroles, et hésita sur le comportement à adopter. En vérité, elle se montrait généralement plutôt froide avec les individus, quels qu’ils soient. Mais celui-ci semblait…différent. Et puis, elle s’ennuyait; elle avait encore pas mal de temps devant elle, pourrait se défendre sans problème en cas d’imprévu, et elle saluait mentalement l’initiative du jeune homme, de l’avoir accosté avec tant de franchise et de simplicité.

"Eh bien…vous ne vous trompez pas sur moi, effectivement. Mais bon, pourquoi pas ?"

Sa voix avait une sonorité claire, mais un peu bourrue, à son image d’ailleurs. Outch, elle avait essayé d’être aimable, là, où… ? Il lui arrivait un tas de choses bizarres aujourd’hui et, si cela continuait, son tout nouveau compagnon de voyage-dans-la-rame allait la prendre pour ce qu’elle n’était pas. Il l’avait déjà vue plongée dans ses pensées (alors qu’elle était sensée être en permanence sur ses gardes), en train de sursauter comme les petites poufs naïves qui traînaient à longueur de journée dans le métro, et accepter l’invitation d’un inconnu comme ces mêmes filles le faisait, parfois dans un but tout autre. Il ne manquait plus qu’elle se mette à danser le french cancan devant lui et ce serait la cerise sur le gâteau.
Une légère secousse du wagon la déséquilibra un peu et sa main gantée de cuir noir enroula ses doigts fins autour d’une barre métallique.

"Vous êtes…?"